Adam Michela, un des principaux instigateurs des design systems chez Facebook et AirBnb, pense que les design systems auront un profond impact non seulement sur la façon de travailler des équipes et donc sur le rôle des designers, mais aussi sur la façon qu’auront les entreprises numériques de concevoir leurs produits.
Les design systems présentent leur lot de défis stratégiques — comment démarrer, comment les adapter et les maintenir, etc. Mais la question la plus importante reste celle de la culture : quid des designers numériques dont une partie du travail est de plus en plus automatisée ?
Nous avons parlé avec quelques designers qui sont persuadés que les design systems ne feront pas leurs jobs. De tous ceux que nous avons interviewé, un seul est un fervent défenseur de la thèse opposée : Adam Michela, qui cumule les rôles de designer et d’investisseur.
Adam — beaucoup plus connu sous son pseudo Twitter @soopa — n’est pas quelqu’un que vous pouvez exclure de cette conversation. Il est en effet le créateur des design systems de Facebook et d’Airbnb, deux des exemples visibles les plus significatifs au cœur la tendance actuelle des design systems.
Nous lui avons posé quelques questions sur la direction qu’était en train de prendre le monde du design numérique. Nous avons raccourci et édité le contenu pour plus de clarté et de brièveté.
Allons directement au cœur du sujet. Penses-tu que les design systems vont supprimer des postes de designers ?
Oui, les design systems vont remplacer beaucoup de jobs de design tel que nous les connaissons actuellement — c’est même déjà le cas.
Les patrons de développement d’interface, les procédés et les outils sont des parties interchangeables des lignes d’assemblage d’une usine — des outils de productivité industrielle qui permettent à moins de personnes de faire le même produit que précédemment.
Tu es la seule personne que j’ai interviewé qui tienne ce discours.
L’adoption rapide des design systems peut représenter une réalité inconfortable pour ceux qui ont embrassé le métier de designer de logiciel et qui le voit comme un travail d’artisan. Cette dissonance est surtout manifeste quand vous parlez à des diplômés fraîchement sortis des écoles d’art : « On m’a appris à devenir un artiste, et maintenant on me demande d’éviter l’expression artistique ? »
Lorsque le design visuel et d’interface est standardisé, le travail de production de design devient un des plus abondants.
Mais la plupart des designers te diront que leur vraie compétence ce n’est pas de déplacer des pixels - c’est de résoudre des problèmes, c’est-à-dire d’avoir une approche systémique et empathique pour construire une expérience d’utilisation.
C’est vrai que beaucoup de designers savent résoudre des problèmes et que leurs compétences vont bien au-delà de leur capacité à utiliser des outils comme Figma ou Sketch. Mais beaucoup d’autres disciplines dans ces organisations technologiques modernes savent aussi raisonner de cette manière. Ce qui distingue souvent un designer c’est son aptitude à utiliser des outils visuels et sa passion pour la création d’artéfacts visuels. C’est le dilemme des designers : ce qui les motive et souvent les distingue c’est un artisanat qui n’est pas nécessaire en quantité dans les travaux à grande échelle.
Beaucoup des designers d’aujourd’hui ne sont pas préparés à ça et ne veulent pas forcément des nouvelles demandes liées à leur rôle.
Donc tu es en train de dire que les jobs de designers d’interface vont complètement disparaître ?
Il y aura toujours besoin de talent artistique, mais ce sera un besoin situé plus en amont et en quantité beaucoup moins importante pour les entreprises. Prenons l’exemple de l’industrie automobile : le designer de véhicule existe encore et c’est souvent un artisan capable de dessiner ou de modeler de l’argile. Mais dans cette industrie, les postes de designer en relation avec la production sont très limités. Cela sera aussi vrai dans la technologie.
Beaucoup de designers actuels doivent assembler des composants pré-conçus — une tâche qui sera de plus en plus automatisée. Ils vont devoir gagner des compétences plus génériques afin de répondre à des fonctions plus élevées dans les entreprises. Les responsables produit d’aujourd’hui sont peut-être les designer produit de demain.
J’ai l’impression que tu as les atouts dans ton jeu dans ce débat, puisque tu as participé activement à l’émergence des premiers vrais design systems chez AirBnb et Facebook. Tu peux nous parler de cette expérience ?
Il y avait 18 designers quand j’ai rejoins Facebook. Lorsque nous avons commencé à travailler sur le design system actuel de Facebook un an plus tard, il y en avait plus de 40, mais le département d’ingénierie produit était fort de 1000 personnes et le management produit approchait les 200. L’entreprise souffrait d’une croissance lente du département design.
Nous avons remédié à cela en assouplissant nos critères de recrutement, en construisant des outils et des procédés qui réduisaient le besoin pour les nouvelles recrues d’avoir des compétences hyper-spécialisées tout en assurant une production de haute qualité. C’est l’idée derrière les design systems modernes.
Mais il y a beaucoup, beaucoup plus de designers maintenant chez Facebook qu’avant. J’ai entendu des rumeurs comme quoi le but était d’en recruter plus de 800. En quoi cela s’articule-t-il avec ton discours ?
Il faut bien avoir ces deux réalités en tête :
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Nous sommes toujours en phase d’innovation sur les design systems. Ils n’ont pas encore atteint leur plein potentiel. Quand de jeunes entreprises vont implémenter et améliorer les design systems, elles vont changer fondamentalement la façon de gérer et de faire croître leur organisation.
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Quand j’y étais, Facebook était effectivement encore un business et un seul produit. Maintenant c’est devenu plusieurs business et plusieurs produits indépendants. Même chose chez Airbnb. Les design systems permettent de développer des produits plus rapidement, et permettent par la même occasion à ces entreprises de développer plus de produits. En valeur absolue il y a plus de designers dans ces entreprises, mais la nature de leur mission a changé, et il y a besoin de moins de designers par produit.
Bon — ça a l’air plutôt une bonne nouvelle, non ?
Oui ! Les design systems sont une évolution incroyablement positive de l’industrie technologique. Ils permettent à davantage de personnes de contribuer à la création d’un produit sans avoir besoin d’être un artiste ou de maîtriser un art. Une industrie plus productive et plus accessible va permettre à plus d’entreprises de produire plus de produits de meilleure qualité et à moindre coût.
C’est mieux pour tout le monde… sauf pour l’artisan.